La science antique ne se préoccupe pas de la lumière, mais de la vision.
Les philosophies antiques ne s’intéressent pas à la lumière : seuls l’homme et ses sensations y sont objets d’interrogation. La vision est considérée comme l’action du « semblable sur le semblable ». Selon les pythagoriciens, les yeux brillent, ceux des chats plus que ceux des hommes, nous pouvons sentir un regard se poser sur notre nuque : tous ces faits montrent qu’un feu visuel sort des yeux, rencontre le feu du soleil ou les feux réfléchis par les objets ; de cette rencontre naît la vision. Selon les atomistes, les corps sont constitués d’atomes en mouvements ; les parties extérieures des corps sont formés d’écorces qui peuvent se détacher un peu comme les serpents abandonnent leurs peaux ; ces simulacres viennent vers nos yeux, appuient sur l’air intermédiaire, puis sur les humeurs de l’œil, y laissant une trace, comme celle d’un sceau, cause la vision… Aucun des deux camps n’explique vraiment ce que sont les couleurs. C’est au contraire sur l’explication de celles-ci qu’Aristote (384-322) fonde sa théorie de la vision. Pour lui, en effet, celle-ci se distingue des quatre autres sens en ce que c’est elle – et elle seule – qui nous donne la conscience des couleurs. Et Aristote de décrire très précisément les différents cas dans lesquels elles apparaissent, leur variabilité. Il déduit : pour que nous percevions les teintes, il faut qu’il y ait simultanément de la lumière, un objet, un œil, un milieu intermédiaire transparent. Pour les expliquer, il faut avoir recours à une conception du monde. Celui-ci est composé de deux Régions cosmiques : la Terre et le Ciel. Le Ciel est parfait, immuable, éternel, sphérique, limité par la sphère des fixes, sur laquelle sont disposées les étoiles, qui tourne d’un mouvement éternel, circulaire et uniforme. Entre la terre, au centre du monde, et la sphère des fixes, tournent les sept planètes, dont le soleil, elles aussi d’un mouvement parfait et éternel. Le Ciel est empli d’un élément infiniment subtil, inaltérable, de pure qualité : l’Ether. La Région cosmique de la Terre est, je l’ai indiqué, au centre du monde. Elle commence sous la sphère de la lune ; c’est le monde sub-lunaire. C’est un monde de génération et de corruption, de naissance et de mort, de début et de fin, de mouvements (selon le temps, selon le lieu…) rectilignes et uniformes. Il est empli de quatre autres éléments, la Terre, l’Eau, l’Air, le Feu, dont les lieux naturels sont placés dans cet ordre, du centre à la périphérie, et dont le mélange, les mixtes, crée la variété du monde sensible. La sphère du Feu, fixe, touche donc la sphère de la lune, mobile. Par frottement, une partie de l’Ether céleste pénètre dans le monde sub-lunaire. Grâce à sa subtilité, il y emplit tous les corps. Il est alors nommé diaphane. Ce sont, d’une part, les différentes caractéristiques dans lesquelles se trouve diaphane et, d’autre part, les impuretés contenues dans les corps qui, pour Aristote, expliquent la grande variabilité ses couleurs. Une couleur particulière peut être due ou à la situation respective du diaphane et de l’oeil, ou à la présence d’impuretés, ou aux deux. Le noir, par exemple, peut être une privation totale ou un mélange de plusieurs couleurs ; le blanc est pureté ou présence de beaucoup de visibilité. Il est donc vain de vouloir, selon Aristote, définir une échelle chromatique absolue. Toute couleur résulte de combinaisons de proportions « de la même manière que les accords musicaux ». Les couleurs peuvent être belles ou choquer. Celles qui sont harmonieuses résultent, comme les sons, de proportions simples, heureuses, faciles à calculer. Les autres ne s’expliquent pas par des rapports numériques. La conception d’Aristote faisant du blanc quelque chose de pur et homogène, des couleurs des mélanges et/ou des sensations dues à des actualisations imparfaites va survivre deux millénaires.
S’appuyant sur la conception du feu visuel, Euclide (~300) définit la géométrie du regard, donne le chemin qu’il suit en partant de l’œil, trouve ainsi les lois de la réflexion, bâtit une optique et, peut-être une catoptrique. Des novations sont introduites par la science gréco-alexandrine : Claude Ptolémée (90 – 168) utilise ses instruments d’astronomie pour mesurer la « vision viciée » par réflexion ou réfraction sur des surfaces diverses : il veut permettre de corriger les illusions produites et déterminer la position réelle des corps vus. Il met en œuvre une quantification qui, dit-il, peut s’appliquer à l’âme, à la lumière et aux pneumas visuels en ce qu’ils touchent, comme l’astronomie, aux régions célestes, parfaites, mathématisables. Pour lui, la mathématisation ne peut concerner les choses terrestres : elles en sont indignes. Claude Galien (131-201) dissèque des yeux ; pour cela les fait cuire. En coupant avec un rasoir, le cristallin, dur et lenticulaire, s’échappe : Galien le place au centre de la structure de l’œil et le considère comme la surface sur laquelle se forment les images. Une erreur que reproduiront tous ses successeurs.